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Tattito Rykiel Out Of The Garbage
1 février 2008

Postféminisme éclaté / Cécile PROUST

   

Dans le cadre du cycle « Danse et résistance » proposé par le CND à Pantin, Cécile Proust présentait la dix-neuvième de sa série de performances femmeusesaction : où la forme spectaculaire ne peut que céder aux forces de la déconstruction.

  Trouble dans le genre, de Judith Buttler : négligemment jeté au sol. Le manifeste contrasexuel, de Beatriz Preciado : envoyé valdinguer par la voie des airs. Etc. Dans  femmeusesaction # 19, Cécile Proust multiplie ce geste gentiment désinvolte, de se défaire lestement de références théoriques, aussitôt qu’énoncées. Où elle désacralise l’objet-livre. Ces livres, elle les ouvre, elle y puise, en fait cause publique. Mais elle omet de retourner les ranger, les classer, les thésauriser. Elle indique où se nourrit sa pensée. Mais son acte déborde cette source, refuse de la canaliser. Plus que d’où elle vient, importe où elle ira : un horizon d’action, projet d’irrigation encore non borné, dérivant, hors cadres.
On vient de ne pointer qu’un détail de cette femmeusesaction foisonnante, tandis qu’aussi bien on aurait pu choisir toute autre entrée, pour se faufiler parmi les plans multiples, branchements et arborescences, fuites et connexions, par lesquels elle se présente. Au sortir de ce spectacle – de cette femmeusesaction qui, plus que d’autres l’ayant précédée, tient des apparences de la représentation spectaculaire – l’historienne de la danse Geneviève Vincent estimait y avoir vu un « livre ouvert ». Ouvert sur les interactions entre les pensées féministe, postcoloniale, queer, et la postmodernité en art, qui animent le projet au long cours de la chorégraphe. Certes. Certes, mais alors une juste lecture de ce livre le ferait danser sous les yeux, glisser des mains, voire exploser au visage.
Dans une séquence de la soirée, la performeuse agence des petits segments de bois, sorte de jeu de construction (cf. Kapla) dont les édifices ne cessent de s’effondrer, relaçant instamment la fébrilité du mini-chantier. On tient là une puissance de la déconstruction : laquelle réside, non pas dans l’effondrement destructeur de la forme, mais dans la liberté de réenvisager sans cesse d’autres modalités de la construction signifiante. Cela d’autant que son geste effectif paraît dupliqué depuis un écran, où un film la montre se livrer à une action analogue – mais non pas identique… Là encore, on ne s’attarde que sur un petit élément, parmi tant d’autres, qu’offre la dix-neuvième femmeusesaction.
Or cet élément paraît toucher au cœur. Car ce spectacle fait éprouver, avec beaucoup de fraîcheur d’intelligence, en quoi le branchement de la pensée chorégraphique sur les théories de la performance de genre ne pouvait que ruiner, absolument, définitivement, un régime conventionnel de la représentation dansante (au péril, nécessaire, d’en évacuer toute une "quantité" de corps). Dans performance de genre, il faut non seulement entendre que le genre est produit d’une construction culturelle. Bien évidemment. Dans performance de genre, il faut saisir – quasiment au sens propre, physique – qu’à tout instant le sujet produit sa propre part de cette construction, indéfiniment voué à une lecture interprétative en actes d’une partition d’assignations de rôles.
D’où découle une dynamique formidablement stimulante, mais désintégrante et déstabilisatrice, qui joue depuis les marges non bornées de la variabilité interprétative. Un projet chorégraphique ainsi informé ne peut, définitivement, plus se concevoir comme la maîtrise ordonnée de déploiement de corps dans un espace-temps délimité selon ses paramètres linéaires. Quelque chose déborde, traverse ou fuit. femmeusesaction # 19, qu’on renonce décidément à décrire, œuvre en se mouvant au carrefour d’un miroir éclaté de citations, d’emprunts, de commentaires, de déductions, d’hypothèses. Son instabilité désirée se déploie dans un espace explosé d’écrans divers, dazibaos affichés, établis disponibles, et mur vitré béant.
Là Cécile Proust assume un déplacement hardi de la fonction d’auteur. Elle emprunte cette fois à la pensée proprement chorégraphique, en citant Yvonne Rainer, quand cette dernière dit très bien savoir « que le contenu de ses pensées est entièrement composé de ce qu’elle a lu, entendu, dit et rêvé. Qu’elle sait que la pensée n’est pas quelque chose de privilégié, d’original, de créateur, et que l’expression "cogit ergo sum" est pour le moins impropre ». Quand elle choisit de se désigner « simili lesbienne couchant avec des hommes », le chorégraphe n’opère rien d’autre qu’un nouage extraordinairement singulier entre l’intime et l’universel. Acte pleinement artistique. Et depuis 2004, ses femmeusesactions rendent compte de la considérable puissance d’impact que peut avoir sur une existence la rencontre et l’exploration d’une théorie, dans toute la déclinaison des actions dont elle rend compte autant qu’elle les inspire (1). Trop souvent, l’art chorégraphique reste imperméable à cette dimension des aventures de l’esprit.
Roseau offert au vent de ces expériences et influences, Cécice Proust conduit son action avec maestria, toupet et talent. Voilà, au demeurant, l’un des traits caractéristiques de toute une scène de la choréo-performance insérée dans le mode de production à la française : ses radicalités d’intention débouchent sur une réinvention de l’excellence de la présence scénique, catégorie dûment repérée de la normalité des arts vivants. D’où cette sensation étonnante, voire embarrassante, de spectacles parfaitement aboutis, réussis, finalement gratifants et consensuels dans l’univers où ils se manifestent, tout autant que leur propos paraîtrait politiquement décapant.
A cet égard, la performeuse a du mal à se faire entendre, précisément au moment, vers la fin, où elle se fait le plus explicitement militante. Elle ne trouve pas alors d’autre recours que celui du déroulement au mur d’une longue liste de chiffres statistiques (excisions, morts sous les coups, crimes d’honneur, surexploitation, etc.) témoignant de la permanence implacable de l’oppression des femmes. Chiffres qu’elle croise sèchement, sans parvenir à ouvrir son propos, avec des données concernant la relégation des populations immigrées, (cela au jour, suppose-t-on, d’une – bonne – intention pétrie de pensée postcoloniale).
Les représentations de femmeusesaction # 19 accompagnaient la tenue du colloque Danse et résistance programmé par le C.N.D. Dans ce cadre, Hélène Marquié, autre artiste chorégraphique mais aussi théoricienne du féminisme, alertait sur un risque que recèlerait tout un vaste pan de l’interprétation de la théorie queer. Selon elle, la notion de performance des genres se réduirait souvent à un aimable et libre jeu sur les codes, aisément ouvert et ignorant la puissance matérialiste de l’oppression politique.
On n’est pas du tout en train d’établir que Cécile Proust est manifestement représentative de pareille attitude (même quand elle fait distribuer aux spectateurs des préservatifs à bourrer de coton pour faire joliment prothèse quelque part). Mais que sa pièce, en fait son action, heureusement ouverte au-delà des références, est à verser à ce débat.


1. Les vastes développements de femmeusesaction depuis 2004 sont à explorer sur le site des femmeuses. 


> femmeusesaction # 19 était programmé du 17 au 19 janvier dans le cadre du colloque Danse et résistance au CND (Pantin). Là, on peut continuer de visiter l’exposition Dance is a weapon, qui relate le mouvement new-yorkais du New Dance Group, né au croisement des influences esthétiques de la modern dance et des idéaux socio-politiques du Parti communiste américain des années 1930.  

Gérard MAYEN

Source : Mouvement.net


 
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