Censure et fins de droits
L’édito de Jean-Marc Adolphe
Frédéric Mitterrand a héroïquement soutenu l’artiste censurée
par le directeur de l’Ensba. Cette invitation à la liberté d’expression
devrait inspirer les théâtres et lieux d’art pour qu’ils alertent la
population sur le million de chômeurs qui arriveront, en 2010, en « fin
de droits ».
Quelle mouche a donc piqué Henry-Claude Cousseau ? N’écoutant que
son courage (ou devrait-on parler de lâcheté ?), le directeur de
l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts a donc, sur l’air de «
cachez ces bannières que je ne saurais voir », ordonné le décrochage
d’une œuvre de l’artiste chinoise Ko Siu Lan, incluse dans l’exposition
Week-end de sept jours conçue en partenariat avec le Royal
College of Art de Londres et le Lasalle College of the Arts de
Singapour. Réputée pour son travail autour des slogans politiques et de
propagande, et pour autant, dit-elle, jamais censurée en Chine, Ko Siu
Lan s’était contentée d’apposer sur la façade de l’Ensba des oriflammes
où pouvaient se lire, blanc sur noir, les mots « travailler », « gagner
», « plus », « moins » ; allusion sans fard à l’un des slogans-maîtres
de la campagne présidentielle du candidat Sarkozy, « Travailler plus pour gagner plus ». Frôlait-on le crime de lèse-majesté ? Henry-Claude Cousseau, invoquant la « neutralité administrative » (curieux concept pour un lieu d’art) et craignant que l’exposé de ces quatre mots ne soit « trop explosif », a donc choisi de se poser en censeur.
On
connaît la suite : Frédéric Mitterrand, drapé dans la vertueuse posture
de protecteur des artistes, a illico commandé le raccrochage de l’œuvre
litigieuse, transformant du même coup Ko Siu Lan en attachée de presse
de son auguste personne, garante de la liberté d’expression (on
l’entendit en boucle, pendant tout le week-end, sur des radios qui ne
parlent pas si souvent d’art contemporain, remercier Frédéric
Mitterrand de son intervention). Et c’est ainsi que s’écrivent les
fables. Celle du gentil ministre et du méchant censeur restera, à n’en
pas douter, dans les annales.
Entendons-nous bien : une censure
est une censure, et l’intervention d’Henry-Claude Cousseau est certes
inexcusable. Mais faut-il, pour autant, tirer sur le pianiste avant
d’avoir déchiffré la partition ? Tâchons donc de comprendre comment
l’infortuné directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts a
pu se laisser aller à un tel geste d’égarement. Car que l’on sache,
l’homme n’est pas forcément le zélé sarkozyste qui roulerait sans état
d’âme pour le Guide Suprême de la Nation. En matière d’art, tout son
parcours prouve amplement qu’il n’est pas davantage l’affreux
réactionnaire qu’effaroucheraient les débordements de l’art
contemporain. N’a-t-il pas lui-même déclaré, dans une vie antérieure : «
Il est aberrant de penser qu’on n’accepte plus la liberté d’expression
des artistes, de ceux qui sont là pour décrisper la société. » Dans un article du Journal des Arts, Roxana Azimi le décrivait comme « un grand bourgeois raffiné, hédoniste matissien tendance dandy, (…) dont l’existence se déroule de manière feutrée » (1) ; mais que son passage à la tête des musées de Bordeaux et du Capc-Musée d’art contemporain aurait affecté : l’exposition Présumés innocents
(dont le commissariat avait été confié à Stéphanie Moisdon-Tremblay)
ayant provoqué l’ire d’Alain Juppé, maire de Bordeaux, et le dépôt de
plainte d’une association catholique d’extrême-droite pour « diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique ». « Depuis, notait Roxana Azimi en décembre 2006,il semble prudent jusqu’à l’excès. » Une prudence d’autant plus justifiée qu’il est toujours mis en examen dans l’« affaire » de Présumés innocents.
Alors qu’un non-lieu a été requis par le procureur de la République de
Bordeaux en mars 2008, le juge d’instruction Jean-Louis Croizier,
passant outre les réquisitions du Parquet, décidait en juin 2009 de
renvoyer l’affaire en correctionnelle (2). Et l’on n’a pas souvenir que
Frédéric Mitterrand, fraîchement nommé ministre de la Culture, ait
alors manifesté son émotion ou sa solidarité !
Et aujourd’hui,
quoi ? Henry-Claude Cousseau aurait-il, par souci de quelque avancement
personnel, devancé le courroux du monarque face à l’œuvre de Ko Siu Lan
? L’hypothèse ne tient guère : le directeur de l’Ecole nationale
supérieure des beaux-arts est à un an de la retraite ! Plus
trivialement, Ko Siu Lan explique que Henry-Claude Cousseau craignait
de s’attirer les foudres de son ministère de tutelle, en pleine
renégociation du budget de l’Ensba, dont les conditions matérielles
restent misérables. Voilà qui est hélas plausible. Et qui signale bien
à quel point de servitude en sont réduits aujourd’hui, quoi qu’ils
disent, les responsables d’institutions culturelles sous contrôle de
l’Etat. Le geste d’Henry-Claude Cousseau est spectaculaire, et c’est là
le défaut de toute censure : elle se voit. Mais pour quelques actes de
censure visibles (et évidemment condamnables), combien d’autocensures
invisibles ? Dans la fable qui nous occupe, Frédéric Mitterrand a beau
jeu de « rétablir » la liberté d’expression. Mais peut-on sérieusement
croire que quatre bannières ironiques, fut-ce au fronton de l’Ecole
nationale supérieure des beaux-arts, aient pu mettre en rogne Nicolas
Sarkozy, ou simplement le troubler ? Au fond, ça doit bien l’amuser, de
voir s’agiter dans le bocal quelques artistes « contestataires » !
Franchement, ce n’est pas ça qui influera sur le résultat des
prochaines élections régionales… Pendant ce temps-là, les crédits
d’action culturelle passés à la tronçonneuse, les budgets artistiques
qui se réduisent comme peau de chagrin, censurent réellement nombre de
créations pas assez rentables ; tous empêchements face auxquels les
projets soutenus par le Conseil pour la création artistique feront
efficacement écran de fumée.
Travailler plus pour gagner quoi ?
Revenons, d’un mot, sur l’objet du litige : « Travailler plus pour gagner plus »,
ce miroir aux alouettes de la propagande sarkozyste. Peut-être le
savez-vous, si vous ne limitez pas vos lectures aux seules pages
culturelles des gazettes. Le gouvernement, l’Unedic, le Medef, les
syndicats, sont en pleines négociations sociales. On entend beaucoup
parler des retraites. L’autre soir, une « première de la classe »
expliquait sur France 2, graphique à l’appui, que là où en 1960, quatre
actifs (cotisants) payaient pour un retraité ; ils ne sont plus
aujourd’hui qu’1,8 actifs (cotisants). La faute à ces cons de vieux qui
ont la mauvaise idée de vieillir davantage ; et accessoirement (mais ça
se dit moins) à une explosion du nombre de chômeurs qui cotisent moins
(ou plus du tout). L’Unedic prévoit qu’en 2010, 1 million de personnes
vont perdre toute indemnité de chômage, et basculeront dans le
cul-de-sac des « en fin de droits ». La presse audiovisuelle n’en parle
pas beaucoup, on ne peut pas lui en tenir rigueur : un chômeur en fin
de droits est beaucoup moins télégénique que deux trains encastrés sous
la neige dans une gare belge. On exagère, naturellement. C’est quand
même très poétique, cette expression : « fin de droits. »
- Vous faites quoi, là, maintenant ?
- Je suis en fin de droits.
- Cool.
Petite
suggestion, alors, à l’adresse de tous les centres d’art, théâtres,
scènes nationales, etc. Ornez vos façades de bannières du genre : « Bienvenue au pays des fins de droits. Cette année, vous serez un million de plus. » Histoire de voir jusqu’où Frédéric Mitterrand défend la liberté d’expression.
Au
fait, j’allais oublier : pendant ce temps, la Coordination des
Intermittents et Précaires d’Ile-de-France (qui disait en 2003 : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous », ou encore : « Du possible, sinon j’étouffe »), est en train de se faire expulser des locaux que la Ville de Paris lui avait alloué en 2003. « La Mairie de Paris, écrit la Coordination, motive
cette expulsion par l'aménagement de la ZAC Claude Bernard, au cœur
d'un gigantesque projet urbain de 200 hectares, qui fait la part belle
aux bureaux et aux logements privés et “intermédiaires” réservés aux
classes moyennes et aisées. Après avoir proposé deux solutions de
relogement qui ne permettaient pas le maintien a minima des
activités existantes, la Ville de Paris assigne la CIP-idf au tribunal.
A l'instar des chômeurs menacés de radiation dès lors qu'ils osent
refuser deux “offres raisonnables d'emploi”, même dans des conditions
dégradées et sous payées, il faudrait, sous la menace d'une expulsion
et de lourdes pénalités financières, se montrer, là aussi, raisonnables
et accepter des propositions aussi inadéquates qu'impératives. »
Une pétition est en ligne, pour contraindre la Ville de Paris à trouver
un relogement qui puisse continuer à héberger des permanences sociales
d'information et de défense des droits auxquelles se sont adressés,
pour l'heure, plus de 3000 intermittents, chômeurs et précaires ; ainsi
que une Université Ouverte, centrée sur l'analyse du néolibéralisme,
ainsi qu'une recherche collective à laquelle sont associés des
chercheurs, sur les mutations et les enjeux de l'intermittence et de la
précarité. Le titre de cette pétition (3) est à lui seul un programme :
« Nous avons besoin de lieux pour habiter le monde. » On ne saurait mieux dire.
1. Voir l’article en ligne.
2.
Le 21 janvier dernier, la chambre de l'instruction de la cour d’appel
de Bordeaux a entendu les avocats des différentes parties. Elle rendra
son arrêt le 4 mars, date à laquelle, on saura enfin si l'affaire donne
lieu ou un non à un procès.
3. Pour signer la pétition de la Coordination des Intermittents et Précaires : http://soutien-cipidf.toile-libre.org/
Artiste(s) :
Roxana Azimi journaliste
Henry-Claude Cousseau directeur de structure
Alain Juppé homme politique
Lan Ko Siu artiste visuel
Frédéric MITTERRAND ministre de la culture
Stéphanie Moisdon-Tremblay théoricien
Nicolas SARKOZY président
Jean-Marc ADOLPHE rédacteur